Représenter, c’est être à la place d’autre chose,
c’est donc mentir à la vérité de la chose. Esther Shalev-Gerz réfute
doublement ce présupposé : d’un côté, la chose même n’est jamais
là : il n’y a que de la représentation : des mots portés par
des corps, des images qui nous présentent non pas ce que les mots disent
mais ce que font ces corps ; d’un autre côté, il n’y a jamais de
représentation : on n’a jamais affaire qu’à de la présence :
des choses, des mains qui les touchent, des bouches qui en parlent, des
oreilles qui écoutent, des images qui circulent, des yeux dans lesquels
se marque l’attention à ce qui est dit ou vu, des projecteurs qui
adressent ces signes des corps à d’autres yeux et d’autres oreilles.
MenschenDinge( [
1]),
l’aspect humain des choses : sur les murs du musée de Buchenwald,
au cœur des cinq vidéos disposées au centre de la salle, il y a des
choses représentées : gamelles ou gourmettes, peignes, chaussons ou
bague. Ces choses sont là pour parler de ceux qui y ont vécu et y sont
morts, entre 1937 et 1945 ; elles sont là à leur place, pour
représenter, semble-t-il, leur histoire. D’emblée, donc, Esther
Shalev-Gerz déplace les questions d’usage. Peut-on, doit-on représenter
l’horreur concentrationnaire, continuent à demander d’innombrables
voix ? À vrai dire, la question est là pour la forme. Ceux qui la
posent possèdent déjà la réponse qui se déploie en fait sur un triple
niveau : représenter, c’est donner à voir, et l’on ne doit pas
offrir au plaisir des yeux une entreprise d’humiliation et de
déshumanisation, sauf à s’en rendre complice ; représenter, c’est
construire une histoire, et l’on ne doit pas donner la rationalité d’une
histoire construite à l’extermination, sauf à la rendre acceptable.
Représenter, enfin, c’est choisir le parti des idolâtres ; c’est,
encore une fois, prolonger le crime contre le peuple dont le Dieu a
interdit les images. C’est aussi, ajoutent certains, trahir la modernité
artistique qui a également, pour la cause même de l’art, aboli le
plaisir futile des images.
Toutes ces raisons relèvent du même principe. Elles assimilent la
représentation à la supercherie qui tient lieu d’une chose en son
absence : vision de corps maltraités et humiliés qui ne sont plus
là pour répondre de leur fermeté maintenue, fiction inappropriée à la
singularité de l’événement, idole qui prend la place de la voix de
l’Autre. Représenter, c’est être à la place d’autre chose, c’est donc
mentir à la vérité de la chose : tel est le présupposé commun à
toutes ces critiques. Or, Esther Shalev-Gerz le réfute doublement :
d’un côté, la chose même n’est jamais là : il n’y a que de la
représentation : des mots portés par des corps, des images qui nous
présentent non pas ce que les mots disent mais ce que font ces
corps ; d’un autre côté, il n’y a jamais de représentation :
on n’a jamais affaire qu’à de la présence : des choses, des mains
qui les touchent, des bouches qui en parlent, des oreilles qui écoutent,
des images qui circulent, des yeux dans lesquels se marque l’attention à
ce qui est dit ou vu, des projecteurs qui adressent ces signes des
corps à d’autres yeux et d’autres oreilles.
Il faut tenir les deux affirmations solidaires. La chose n’est jamais là
en personne, et pourtant il n’y a jamais que de la présence. Nous ne
devons donc pas nous tromper sur la signification du « monument
contre le fascisme », conçu avec Jochen Gerz et aujourd’hui enfoncé
sous le sol à Hambourg. Puisque ce monument était destiné à
disparaître, on a voulu le verser au compte de la politique de
l’irreprésentable selon laquelle l’absolument autre – le Dieu invisible
mais aussi le crime contre son peuple – ne peut pas se représenter et
doit seulement se symboliser par les marques de l’absence, dont la plus
sûre est la disparition effective. Mais le monument invisible n’est pas
un monument à l’absence. Tout au contraire. Il signifie que la mémoire
de l’horreur et la résolution d’en empêcher le retour n’ont leur
monument que dans les volontés de ceux qui sont ici et maintenant. Ce
sont les signatures de ces volontés qui, en couvrant peu à peu les
parties de la colonne, ont décidé de son enfouissement progressif. Le
monument est enfoui par ceux qui prennent sur eux la tâche qu’il
symbolise. Il ne faut pas non plus se tromper sur cet
« irréparable » auquel Esther Shalev-Gerz a consacré un autre
travail. L’irréparable n’est pas pour elle le crime absolu ou le trauma
irréductible qui casse l’histoire en deux et nous voue à l’immémorial.
Il engage au contraire une manière positive de passer à la suite, au
présent. Cette autre manière de régler le rapport à la faute ou à la
dette peut être symbolisée par l’histoire que nous raconte dans
White Out Asa,
la lapone. Son grand-père avait été, pendant des années, volé par le
facteur qui touchait en leur absence les pensions des éleveurs nomades
et s’était fait construire avec ses larcins une belle maison. Un jour,
pris de remords, le facteur voulut rendre l’argent, mais le grand-père
refusa la restitution. L’argent avait été pris, la maison construite. Ce
qui a été fait ne se répare pas. Cela veut dire qu’il faut faire autre
chose. La non-réparation est un point de départ. Toute la question est
de savoir ce que l’on fait après, ce que l’on fait maintenant. Isabelle,
la juive polonaise, arrachée
in extremis à
Bergen-Belsen à la machine de mort qui avait tué son père et sa mère, a
passé une moitié de sa vie à n’en plus parler pour pouvoir vivre
elle-même et l’autre moitié à en parler pour que ceux qui vivent
aujourd’hui sachent. L’irréparable n’interdit pas la parole, il la
module différemment. Il n’interdit pas les images. Il les oblige bien
plutôt à bouger, à explorer des possibles nouveaux. Le caractère
irréparable de ce qui a eu lieu n’oblige en rien à élever des monuments à
l’absence et au silence. L’absence et le silence sont là, de toute
façon, dans toute situation donnés. La question est de savoir ce que les
présents en font, ce qu’ils font des mots qui contiennent une
expérience, des choses qui en retiennent le souvenir, des images qui la
transmettent.
Les dénonciateurs de l’image dressent toujours la même scène : ils
font de l’image quelque chose devant quoi l’on se tient, passif et déjà
vaincu par sa ruse : simulacre qu’on prend pour la réalité ;
idole qu’on prend pour le vrai Dieu ; spectacle où l’on
s’aliène ; marchandise à laquelle on vend son âme. En somme, ils
prennent simplement les gens pour des imbéciles. Cette croyance donne à
ceux qui la partagent bonne opinion d’eux-mêmes : nous sommes
intelligents puisque les autres sont bêtes. Esther Shalev-Gerz sait que
c’est l’inverse qui est vrai : on n’est jamais intelligent que de
l’intelligence que l’on accorde aux autres : ceux à qui on parle,
ceux dont on parle. Et pour commencer, il faut contester la disposition
du jeu. Car c’est déjà avoir gagné que d’imposer le scénario qui nous
suppose plantés inertes devant les images. Nous ne sommes pas devant les
images ; nous sommes au milieu d’elles, comme elles sont au milieu
de nous. La question est de savoir comment on circule parmi elles,
comment on les fait circuler. Ceux qui les déclarent impossibles ou
interdites depuis Auschwitz opposent à son impiété ou à ses leurres la
puissance de la voix qui instruit. Mais derrière celle-ci il y a
toujours la voix qui commande, celle qui sait quand et pour qui il faut
parler ou se taire. Proscrire l’image au nom de la mémoire, c’est
d’abord affirmer son désir de faire taire, de faire obéir. C’est
méconnaître que l’image et la mémoire sont d’abord également du travail.
Esther Shalev-Gerz récuse donc la trop simple opposition de la voix
fidèle à l’image idolâtre. Il n’y a pas la parole d’un côté et l’image
de l’autre. La voix est toujours celle d’un corps voyant et visible qui
s’adresse à un autre corps voyant et visible. Et le silence qui
l’interrompt, la précède ou l’écoute n’est pas le retrait de la pensée
toute-puissante qui se dérobe aux ignorants et aux voyeurs. Il est au
contraire la marque de son travail difficile pour convertir un sensible
en un autre sensible. Le silence, dans les films d’Esther Shalev-Gerz,
n’est jamais une plage noire. C’est toujours un paysage accidenté. Dans
les pages de
Bonjour cinéma qui ont inspiré Deleuze
et quelques autres, Jean Epstein faisait l’éloge du gros plan qui
transforme le visage en un paysage plein de creux et de bosses, de
végétations et de ruissellements. Les gros plans d’Esther Shalev Gerz
radicalisent cette topographie du visage/paysage jusqu’à provoquer chez
le spectateur un certain malaise : n’y a-t-il pas un suspect parti
pris esthétique à nous offrir le visage de l’autre sous la forme de ces
épaisseurs, rougeurs ou pilosités qui les animalisent afin de montrer la
puissance de l’œil mécanique et de ramener l’expression qui se veut
personnelle à la grande impersonnalité des choses. Et n’y a-t-il pour
les spectateurs de l’indécence à fixer ces morceaux de visage offerts au
passant dans la vitrine de
First Generation (Première Génération)
comme des poissons d’aquarium ? C’est pourtant un tout autre parti
pris qui anime ces gros plans : dans cet œil parfois exorbité,
souvent clignotant, dans ces plis et rougeurs de la peau, dans ces mains
qui pincent une joue ou ces doigts qui passent sur des lèvres, il y a
d’abord de la pensée au travail dans les corps, de la pensée qui cherche
à dire, qui cherche à comprendre et nous oblige aussi nous-mêmes au
détour de la réflexion.
Pas d’absence représentée, pas d’immédiateté de la présence non plus. On
n’est pas devant, on n’est pas à la place de. On est toujours
entre. La chose est à entendre en deux sens :
être entre,
c’est appartenir à un certain type de communauté, une communauté
construite, précaire, qui ne se définit pas en termes d’identité
commune, mais en termes de partage possible. Mais ce qui est à partager
est lui-même pris dans un partage, lui-même en voyage entre deux êtres,
deux lieux, deux actes. Ce qu’on peut appeler image, c’est proprement le
mouvement de cette translation. Il y a des gens qui viennent
d’ailleurs : d’un autre lieu, d’un passé que les vivants
d’aujourd’hui n’ont pas vécu. Ce peut être l’enfer d’Auschwitz, ce peut
être le Chili de la contre-révolution sanglante. Ce peut être simplement
la neige de Laponie. Ceux-là parlent. Mais ils ne parlent jamais
simplement de ce qu’ils ont vécu « là-bas », ailleurs, en un
autre temps. Car la valorisation de la parole du témoin, et tout
particulièrement du témoin de la souffrance, c’est toujours assigner à
« l’autre » une place bien définie, la place de celui qui
n’est bon qu’à transmettre la particularité de l’information et sa
teneur sensible immédiate à ceux qui ont la prérogative du jugement et
de l’universel. Esther Shalev-Gerz fait parler non des témoins du passé
ou de l’ailleurs, mais des chercheurs au travail ici et maintenant. Ceux
donc qui viennent d’ailleurs, elle les fait parler du présent comme du
passé, d’ici comme de là-bas. Elle les fait parler de la manière dont
ils ont pensé et aménagé le rapport entre un lieu et un autre, un temps
et un autre. Mais aussi les dispositifs qu’elle construit sont eux-mêmes
des dispositifs qui distendent leur parole, qui la soumettent à la
représentation des conditions de leur énonciation et de leur écoute.
Entre l’écoute et la parole : Esther
Shalev-Gerz a utilisé ce titre au moins deux fois. Elle l’a fait pour
l’installation destinée à présenter à l’Hôtel de ville de Paris la
mémoire des survivants des camps. Ce qu’il y a entre la parole et
l’écoute, c’est l’image. Mais l’image n’est pas simplement le visible.
C’est le dispositif dans lequel ce visible est pris. Or ce dispositif
fait jouer au visible deux rôles différents. D’un côté, les visiteurs de
l’exposition parisienne voyaient sur les moniteurs mis à leur
disposition les DVD contenant les témoignages des survivants. Le visible
assure alors une fonction de transmission du récit. Mais la salle était
aussi dominée par trois projections qui leur faisaient voir la même
chose et autre chose en même temps : les mêmes témoins, en silence,
saisis dans cette concentration ou cette hésitation qui précèdent la
prise de parole – un silence qui est lui-même peuplé d’une multiplicité
de signes – soupirs, sourires, regards, clignements d’yeux – qui mettent
en scène la parole comme le produit d’un travail. Au plus loin donc de
l’ahurissement ou de l’idolâtrie, l’image visible est alors l’élément
d’une histoire. Mais cette histoire est elle-même faite du renvoi entre
plusieurs instances. Entre la parole qui raconte et l’oreille qui se
renseigne, elle fait voir sur les visages le travail d’une pensée
attentive qui requiert l’attention. Elle n’est pas le simple véhicule de
transmission d’un témoignage. Elle est le « portrait d’une
histoire ». L’expression choisie pour une exposition à
Aubervilliers, dans la banlieue parisienne, est étrange. De fait l’écart
entre les deux termes définit ce qu’on peut appeler un dissensus,
c’est-à-dire une confrontation entre des modes du sensible. Cette
confrontation nous éloigne de l’épiphanie de l’absence ou du choc de
l’irreprésentable sous le signe desquels on met volontiers les œuvres
qui nous parlent de l’extermination. Parler de portrait d’une histoire,
c’est soustraire chacun des deux termes à son évidence. Le portrait ne
livre pas l’immédiateté de la présence, il la distend en une histoire,
c’est-à-dire en un certain assemblage d’actions. Inversement, l’histoire
ne se donne pas telle quelle, elle n’est perçue qu’à travers des corps
qui la pensent, la disent ou l’entendent. Il n’y a jamais que des corps
pensants au travail avec leur expérience ou avec celle que transmettent
les autres corps pensants.
La forme d’égalité ainsi définie récuse l’idée qu’il y aurait un
dispositif artistique spécifique pour parler de l’extermination et
d’elle seule. Le dispositif de l’intervalle entre la parole et l’écoute
n’est pas adapté à la seule histoire des grands événements ou des grands
traumatismes d’un siècle. Ce qui vaut pour la mémoire d’Auschwitz ou
pour celle des immigrants que la répression politique ou l’espoir d’une
vie meilleure a fait venir en Suède du Chili, de Turquie ou d’ailleurs,
vaut aussi pour l’histoire moins tragique d’Asa, la lapone. « Entre
l’écoute et la parole », c’était déjà le titre du dispositif vidéo
qui racontait son voyage entre deux identités, entre la fille
d’éleveurs de rennes parlant le sami et la Suédoise bien intégrée de
Stockholm. Tout se jouait là entre Asa et elle-même : entre la
pièce sobre à Stockholm où la citadine dynamique bien assise
revendiquait avec des gestes éloquents sa double culture et le pays
lapon où le visage de la même Asa, coupé au premier plan et comme rendu à
une authenticité native par les joues roses et par l’exubérance du
décor végétal, écoutait sa propre parole comme une étrangère attentive
et surprise. Et il faut encore rappeler que sa parole elle-même était
déjà une écoute. Car elle ne racontait pas simplement son expérience.
Elle réagissait à un choix de citations, de ces voyageurs habitués à
projeter sur les populations reculées les stéréotypes du bon sauvage et
les rêves du communisme primitif.
Ce rapport de soi à soi est le degré zéro du dispositif. Ceci est à bien
entendre. Le rapport d’Asa parlant à Asa écoutant nous dit ceci :
le
deux est originel. Certains opposent à la
circulation indifférente, égalitaire, des images l’arrêt sur le visage
qui témoigne de l’irréductible altérité. Esther Shalev-Gerz, elle, fait
bouger ce visage ; elle le met en situation d’interrogation,
d’écart avec lui-même. Il n’y a pas seulement le fait que le parleur ou
la parleuse s’écoute. Dans son immédiateté même, le visage est toujours
double : le regard réfléchit une vision, les pincements des lèvres
retiennent une pensée. C’est à partir de ce noyau d’altérité premier que
la circulation des images fait communauté par cercles élargis. À
Hanovre, à quelques lieues du camp de la mort de Bergen-Belsen, où les
traces du passé se sont effacées, ce sont deux visages qui sont mis en
rapport : Isabelle Choko, la juive qui a connu, enfant, le ghetto
de Lodz avant d’échouer à Bergen-Belsen, parle ; Charlotte Fuchs,
l’ancienne actrice, porteuse de la culture de gauche allemande de
l’entre-deux guerres, écoute ; elle parle elle-même devant des murs
que couvrent les figures énigmatiques d’Oscar Schlemmer, emblèmes de
cette Allemagne progressiste vaincue par la folie nazie ;
quelquefois la figure de l’auditrice, l’une tendue par l’attention,
l’autre marmoréenne, vient masquer celle qui parle.
Est-ce que ton image me regarde ? demande l’installation. À Botyrka, dans les faubourgs de Stockholm, le cercle est encore élargi pour l’exposition
First Generation :
ce sont quelques dizaines d’immigrés qui ont répondu à la question de
savoir ce qu’ils ont perdu et gagné en venant ici, ce qu’ils ont donné
et ce qu’ils ont reçu. Et ce sont eux qui s’écoutent et offrent au
regard des visiteurs leur visage ou plutôt un fragment du paysage que
son attention tend ou plisse. Les visages sont entre le dehors où l’on
passe et le dedans où l’on prend connaissance des récits. Entre ceux qui
passent et ceux qui entrent, entre ceux dont les voix et les visages
sont exposés là et ceux qui viennent à leur tour faire le parcours du
regard à l’écoute – et peut-être à une parole nouvelle – c’est toujours
la même communauté qui se tisse : une communauté de gens qui sont
entre ici et un autre lieu, entre maintenant et un autre temps, entre
les gestes complémentaires et disjoints de la parole, de l’écoute et du
regard. L’air du temps nous invite volontiers à la considération des
cultures autres et voit dans l’art un moyen de nous y introduire. Mais
les choses seraient simples – et pas très intéressantes pour un artiste –
s’il ne s’agissait que d’apprendre à connaître et à respecter la
différence. Il s’agit d’une chose plus sérieuse, où le travail de l’art
aujourd’hui est en revanche directement intéressé : il s’agit de
creuser le rapport même du semblable et du différent, de montrer comment
l’autre est semblable, porteur des mêmes capacités de parole et
d’écoute, mais aussi, à l’inverse, comment le même est lui-même autre,
lui-même pris dans l’obligation de la distance et de l’intervalle.
Dans
MenschenDinge, la règle du jeu est différente,
mais son principe ultime est identique. Aucun ancien détenu de
Buchenwald ne raconte ici ses souvenirs de vie dans le camp. Les cinq
personnes qui parlent sont fonctionnaires du musée ou associées à son
travail. Nous les voyons parler, mais elles-mêmes ne s’écoutent pas
parler ni ne sont écoutées par les autres. Tout se joue entre leur
parole et ces choses dont ils parlent, qu’ils montrent sur la table ou
qu’ils prennent dans leurs mains. C’est aux choses d’abord qu’est remise
la puissance de l’intervalle, celle de la circulation et de la
transformation. Ces choses, ce sont des objets, vingt ou trente parmi
tous ceux qui ont été trouvés en creusant le site du camp. Ce sont des
objets qui ont appartenu aux détenus. Certains portent des signatures ou
des marques d’identité. Mais aussi ce sont des objets singuliers, qu’un
travail clandestin a récupérés, transformés, détournés de l’usage qui
leur était dévolu par l’organisation du camp. Le fil de fer ramassé a
été tordu pour faire une bague ; la règle, destinée au travail des
ouvriers, a été soigneusement entaillée par un instrument de fortune
pour être transformée en peigne ; ou bien son morceau a été
transformé en manche de couteau. Une gourde a été creusée pour servir
d’assiette ou de bol ; un morceau d’aluminium soigneusement
recourbé a servi à faire un miroir ; une manche métallique de
fortune a été ajustée à une brosse à dents cassée ; une gamelle de
l’armée française a été privée de sa partie supérieure, une brique y a
été introduite et une poignée ajustée pour la transformer en fer à
repasser. Une broche en forme d’araignée a été incrustée de bouts de
verroterie ; des gobelets ont été ciselés ; sur l’un, une
inscription en russe affirme un droit de propriété : « Cherche
ton bol, ne touche pas au mien, Tzigane ». Sur un autre ont été
gravés un fer à cheval signe de chance, un cœur percé symbole d’amour et
une ancre, emblème de liberté. Et l’instrument et l’emblème par
excellence de l’enfermement, le fer barbelé, a lui-même été utilisé à
contre-emploi, enroulé autour d’un fil de cuivre raccordé à une prise de
récupération pour faire un thermoplongeur permettant de faire chauffer
un peu d’eau.
Nous sommes loin donc de ces tas de chaussures dont les photographies
parfois se sont voulues une métonymie de la machine de mort. Il n’est
pas question ici d’attester la souffrance et la mort de masse. Sans
doute ne convient-il pas d’oublier que, même si Buchenwald n’avait pas
de chambres à gaz et n’avait pas été programmé pour la « solution
finale », c’était aussi un camp de la mort. Cinquante-six mille
personnes sont mortes à Buchenwald ou dans le réseau de camps qui en
dépendait. Mais ce n’est pas de mémoire des morts que nous parle ici
Esther Shalev-Gerz. Il s’agit de la mémoire des vivants. Comme dans les
dispositifs de parole et d’écoute, cette mémoire passe par un travail.
Il s’agit de faire parler ces objets muets. Mais ici une distinction
s’impose. Les historiens nous ont appris à valoriser ces objets qui sont
les « témoins muets » de la vie des hommes, à opposer leur
véridicité à la parole des discours apprêtés. Mais l’artiste retourne le
jeu : les objets ne témoignent pas ici d’une condition ; ils
nous renseignent non pas sur ce qu’ils ont vécu, mais sur ce qu’ils ont
fait. Ils attestent donc une capacité qui est justement du même ordre
que celle qu’atteste, dans d’autres installations, la parole appliquée
ou le visage attentif des anonymes. L’ingéniosité déployée par les
artisans de ces objets évoquera sans doute à certains le bricolage
célébré par Lévi-Strauss ou les « arts de faire » chers à
Michel de Certeau. C’est bien, de fait, de la capacité de ceux qui
forgèrent ces objets que nous parle Esther Shalev-Gerz. Mais ces objets
ne sont pas seulement des résultats de la capacité inventive des
anonymes. Ils sont aussi les affirmations à la fois pratiques et
emblématiques de cette capacité face à la machine de déshumanisation et
de mort. En ce sens le bricolage du peigne ne se sépare pas de celui du
bracelet incrusté, ou celui du fil électrique en fer barbelé de celui du
miroir. Il n’y a pas, d’un côté, les nécessités de la vie, de l’autre,
le soin de la parure par quoi on s’affirme au-dessus de la simple vie
biologique. L’art de faire ne se sépare pas de l’affirmation d’une
manière d’être ou d’un art de vivre au sens le plus fort.
On comprend alors que Harry, l’historien, puisse s’exalter en nous
montrant quelque chose de « sensationnel » : une brosse à
dents cassée qu’une main experte et appliquée a réparée en y ajustant
par des rivets une manche d’aluminium récupéré. Celui qui a fait cela
pouvait être mort le lendemain matin, et pourtant il se souciait encore
de se laver les dents avec un instrument approprié. On peut penser que
cet artiste avait mis dans son travail la pensée résumée dans l’
Espèce humaine par
Robert Antelme, passé lui-même par Buchenwald avant d’être expédié à
l’usine de Gandersheim : quand l’ennemi a programmé en même temps
votre mort physique et votre dégradation morale, l’un et l’autre ne
peuvent plus se séparer. Se donner les moyens de continuer à vivre et
affirmer un rapport nécessaire à son image vont de pair. C’est pourquoi
l’on faisait la queue pour le moment de rencontre avec le « morceau
de solitude éclatant » renvoyé par ce miroir, pour regarder encore
ce visage, que l’ennemi voulait rendre repoussant pour chacun comme
pour tous les autres( [
2]).
Certains, il est vrai, s’en effrayaient et ne voulaient plus voir ce
visage où s’inscrivait l’effet de l’entreprise de déshumanisation. Mais
d’autres pratiquaient à son égard l’art de le voir comme le voyaient
ceux qui pensaient aux absents, ceux qui les attendaient chez eux. Et
quant à ce fer à repasser de fortune, il a d’abord suscité la perplexité
des chercheurs, mais ils ont fini, grâce à un autre livre, par en
comprendre l’usage : il n’était certes pas destiné à donner un pli
élégant aux tenues rayées. Il servait à tuer les parasites causes
d’épidémies. La vie ne se réduit jamais à la « vie nue », à la
seule nécessité biologique. Elle ne se laisse pas non plus séparer
entre le nécessaire et l’accessoire. C’est ce dont témoignent aussi ces
calendriers de métal où les mois seuls sont marqués. Les jours pouvaient
être tous semblables, cela n’empêchait pas le soin pris à garder une
maîtrise du temps et le souci d’utiliser pour cela une calligraphie
élégante.
Les objets parlent donc de la même façon que les écrivains. Ils parlent
de l’art qui les a produits : un art de faire ingénieux
indissociable d’un art de vivre. En ce sens donc, il n’y a pas de
solution de continuité entre l’artiste qui a fait pour son usage la
cuillère, le peigne ou le fer à repasser et ces « vrais »
artistes qui ont utilisé leur science du dessin pour nous laisser des
témoignages de la vie du camp : Paul Goyard, dont les dessins sont
conservés à Buchenwald, Boris Taslitzky, dont les dessins, publiés en
1945 par Aragon, sont exposés cet été à Paris, Walter Spitzer, Léon
Delarbre, Henri Pieck, Karl Schulz et un certain nombre d’autres dont le
récent film de Christophe Cognet fait revivre le travail( [
3]).
Ceux-là aussi ont dû se procurer clandestinement les moyens de leur
art : papier récupéré sur les circulaires des usines, chiffons
usagés, enveloppes jetées ou, comme le rapporte Léon Delarbre, papier
entourant l’amiante isolant les tuyaux. Et s’ils ont dessiné les
rassemblements sinistres sur la Place d’Appel, l’entassement des corps
voués à la mort du « petit camp » les pendus, les charrettes
de cadavres menés au crématoire ou les morts vivants du
Revier,
ils se sont aussi attachés à peindre des portraits des amis ou des
inconnus comme ils auraient pu les peindre ailleurs : tels ces
portraits faits par Boris Taslitzky qui nous représentent des
intellectuels, des journalistes, des artistes au regard habité par leur
pensée et leur art et non des détenus portant les stigmates de
l’épuisement, de la faim et de la maladie.
C’est pourquoi a été vite résolue la question initiale des responsables
du musée : fallait-il recueillir pieusement et exposer tous ces
détritus, ces collections de boutons, de pièces de monnaie, de gamelles
ou de cuillères rouillées sorties de la décharge où tous ces objets
avaient été versés à la fermeture du camp ? Assurément un musée
n’est pas une poubelle. Mais ce n’est pas de poubelle qu’il s’agit mais
de productions d’un art de faire et de vivre. Seulement, une fois cette
question réglée, revient la question inverse : est-il légitime de
faire aujourd’hui de l’art « avec » les camps de la mort, avec
les histoires de ceux qui y sont morts ou en sont revenus et avec les
traces qui nous en restent ? Qui dit art dirait artifice voué au
plaisir, et des voix nombreuses affirment que l’un et l’autre seraient
ici indécents. On salue certes les artistes enfermés qui ont mis leur
art du trait et de la composition dans leurs dessins du camp. On veut
même bien admettre qu’ils aient parfois ressenti une affinité secrète
entre la désincarnation de masse des corps suppliciés et la naissance
même de la forme artistique comme Music à Dachau « aveuglé par la
grandeur hallucinante de ces champs de cadavres semblables à des plaques
de neige blanche, des reflets d’argent sur les montagnes ou encore
pareils à tout vol de mouettes blanches posées sur la lagune » ou
comme Boris Taslitzky saisi par le kaléidoscope d’aspects mouvants
présenté par la géhenne du « petit camp ». Mais que l’on
veuille aujourd’hui faire œuvre avec les peignes, les bols et les
cuillères des détenus récupérés dans la décharge, on l’admet plus
difficilement. Ceux-là même qui recueillent ces objets, les nettoient,
les archivent, les exposent ou organisent l’exposition qui leur est ici
consacrée s’interrogent, comme le directeur du musée, Volkhard Knigge,
devant la caméra d’Esther Shalev-Gerz : l’aura même de ces objets,
la manière dont, selon la définition benjaminienne, ils nous rendent
comme pour la première fois présent un absolument lointain ne les
met-elle pas hors de l’art ?
La réponse est prise en fait dans une dialectique singulière. Car
vouloir les tenir à l’écart de l’art, c’est en faire des reliques ou des
fétiches : objets sacrés pétrifiés dans leur rapport à
l’entreprise de mort. Et la marchandise est toujours proche du
fétiche : dès lors que la présence de ces objets est nécessaire aux
lieux de mémoire, ceux qui n’en ont pas doivent en acheter, et les
cuillères rouillées des morts deviennent elles aussi des objets qui ont
un prix. Pour leur éviter ce statut d’objets balancés entre la relique
et la marchandise, il faut les rendre lisibles. Mais les rendre
lisibles, ce n’est pas seulement les identifier. Ou plutôt
l’identification elle-même ne se sépare pas d’un travail
d’artiste : un travail de recherche et d’imagination conjoints qui
fasse parler cette inscription russe sur le bol dont la propriété est
affirmée mais aussi qui laisse son ambiguïté à ce « Tzigane »
qui peut être aussi bien le signataire de l’inscription que son
destinataire, réel ou imaginaire ; une histoire de destins
parallèles qui se dessine autour de ce bol qui porte deux noms de
« propriétaire » : le nom français d’un détenu qui a
survécu, le nom tchèque d’un autre, venu de l’Est et mort à
Bergen-Belsen. Refuser ces objets à la simple jouissance esthétique
comme à la dévotion devant les victimes du crime irréparable, c’est les
confier à l’imagination historienne. Mais aussi les rendre lisibles,
c’est les faire voir comme le produit de l’art de faire et de l’art de
vivre de ceux qui les ont détournés, ornés, signés. C’est à cet art
d’abord qu’il convient de rendre hommage. Et c’est pourquoi il est
légitime de les confier
entre autres à une artiste d’aujourd’hui.
Entre autres : une artiste parmi d’autres artistes : ceux qui
ont fait ces objets, ceux qui se soucient aujourd’hui de les archiver et
de les exposer, ceux qui porteront un regard ou une oreille neuve à
l’assemblage proposé. Mais aussi une artiste dont tout le travail est de
tirer les objets, les images, les voix de leur solitude, de multiplier
par la circulation le potentiel qu’ils recèlent. La loi du deux, celle
de l’intervalle et du déplacement gouverne le dispositif inventé ici par
Esther Shalev-Gerz aussi rigoureusement que ses précédentes
installations. C’est d’abord pourquoi elle expose non les objets mais
leurs images multipliées. Vingt-cinq images d’objets, dont chacune est
une image double : le même fer à repasser vu de l’intérieur ou de
l’extérieur, le même bol selon deux angles différents, le même chausson à
l’endroit et à l’envers. L’artiste ici semble exactement contrevenir au
commandement de Robert Bresson au cinéaste : « Ne pas montrer
tous les côtés des choses. »( [
4])
C’est au prix de tenir écartés les « morceaux de nature »
captés par la caméra que le metteur en scène entend faire du cinéma un
langage. Esther Shalev-Gerz veut aussi que les images obéissent à la loi
du langage, celle de l’intervalle. Et c’est pourquoi elle en met
toujours deux pour une. Mais aussi elle entend autrement le rapport de
l’art et du langage. De même qu’on fait image avec d’autres images, on
fait art avec un autre art en dégageant dans un matériau donné – parole
humaine ou objet inanimé – ce qui en lui est déjà de l’art, déjà le
produit d’une recherche. S’il est nécessaire de montrer un côté puis
l’autre, c’est que le « montage » n’est pas l’art réservé du
cinéaste. Montrer les « deux côtés » de l’objet, c’est rendre
sensible le montage déjà mis en œuvre par l’artiste du camp pour
détourner le matériau ou l’objet de sa destination : le chausson
dérobé à la couverture et le carton qui lui sert de semelle, la cuillère
rouillée et son manche transformé en couteau, etc. Mais ce n’est pas
simple affaire de pédagogie. Montrer ce montage, c’est montrer qu’un
objet, une image, une parole sont toujours en mouvement, tendus entre un
passé et un futur, entre une invention et l’invention nouvelle qu’elle
demande à celui ou celle qui les tient dans sa main, à celui ou celle
qui en regarde l’image. Ou plutôt l’image de l’art, l’image active n’est
pas la forme visible qui reproduit un objet. Elle est toujours entre
deux formes. Elle est le travail qui se crée dans leur intervalle.
L’image ne va jamais seule, l’objet non plus. Ce ne sont pas des choses
que nous montrent les photographies sur les murs : ce sont des
présentations de choses, des mains qui les tiennent et qui les
manipulent. L’éclat un peu trop « artistique » au premier
abord de ce bol ciselé qui semble quelque pièce rare exhumée d’une
sépulture étrusque, de cet autre bol tenu dans la paume d’une main
presque comme un calice, c’est celui d’un lien affirmé entre le présent
et le passé, entre le geste attentif d’aujourd’hui et celui d’hier, un
lien affirmé comme toujours dans l’écart, sensible ici entre la
brillance de l’éclat métallique et la matité rose et rugueuse des
doigts. Les choses ne parlent que montrées, transformées par un nouveau
montage, par un nouveau travail de la pensée et un nouveau risque des
corps. Les cinq interviews vidéo disposées sur le fer à cheval au centre
de la pièce font parler ces mains, elles leur donnent un corps pensant
qui fait parler les choses. Les mains de l’historien Harry miment la
fragilité de l’objet longtemps énigmatique qu’il tient dans sa main –
une charnière métallique qui s’est révélée être une partie séparée d’une
pochette métallique destinée à garder des papiers d’identité. À un
autre moment, elles s’animent pour faire danser devant nos yeux le
fragment de peigne dont la fabrication était assimilable à un acte de
sabotage ou pour démontrer ce qu’a de « sensationnel » le
manche d’aluminium riveté à la brosse à dents cassée. Entre l’art des
détenus et celui de l’artiste, il y a cet art de la « leçon de
choses » de l’historien ou de l’archéologue. Mais cette leçon de
choses n’hésite pas à mettre elle-même en doute son opportunité :
au terme de la gymnastique passionnée par laquelle ses mains ont
« fait parler » les objets, l’historien se demande s’il ne
faudrait pas séparer les mots des choses, mettre une loupe à côté des
objets et renvoyer les explications à un autre étage.
Une raison de séparer toujours se contrebalance d’une raison de
relier : il y a peu à voir ici, dit Ronald, l’archéologue, sur le
terrain du champ de fouilles. Il faut donc imaginer pour rendre les
objets lisibles. Et c’est ce qu’il fait, dans son bureau, en tournant et
retournant ce bol aux deux noms et en reconstituant l’histoire vraie de
ces deux possesseurs qui ne se sont peut-être jamais rencontrés que par
leurs inscriptions sur le métal. Pas trop d’art, dit Knigge. Il ne
s’agit pas de susciter l’admiration pieuse devant des objets, mais de
lutter contre la seconde négation, celle de la négligence, en raccordant
notre présent à cet autre présent. C’est pourquoi il parle, lui, sans
objets dans les mains, mais dans l’ancienne salle des machines qui est
tout ce qui reste des bâtiments concentrationnaires. Lier et délier, ce
sont les deux opérations complémentaires et contradictoires que résument
les attitudes de Rosemarie la restauratrice et de Naomi la photographe.
Ici on peut toucher l’histoire, dit la première, manipulant les objets,
au sein de son laboratoire. Et nous la croyons d’autant plus que
pendant un assez long temps la caméra ne nous montre que ses mains qui
nous démontrent l’art investi dans la fabrication de la cuillère, du
chausson ou de la bague araignée avant de remonter un instant sur son
visage qu’elle quitte bientôt pour se concentrer sur un peigne. Et son
discours s’inscrit tout entier dans le travail d’art que représente la
sauvegarde et l’archivage des objets. Celui-ci donne en effet lieu à une
autre procédure de transmission. Les élèves des écoles viennent y
travailler : nettoyer, étiqueter, décrire sur le registre où tout
est noté de ce qu’on sait sur les objets. C’est encore, à sa manière,
une œuvre d’art que ce registre, bien divisé en cases et où se trouve
dessiné, avec indication de ses dimensions, chaque objet, jusqu’à la
pièce d’un Pfennig, semblable à tout autre, ou au bouton quelconque.
L’élève qui a ainsi adopté son objet a pu même inscrire son nom sur le
registre, y ajouter sa signature d’artiste de la mémoire. Ce n’est pas à
titre de simple document que les photos ou la vidéo nous font admirer
l’ordonnance des pages. L’on a le sentiment que la disposition à la fois
individualisée et double des photos, comme le renvoi entre l’image et
la parole pratiqué par l’installation d’Esther Shalev-Gerz s’inscrit
elle aussi dans la continuité de cet art méticuleux du registre.
Mais elle reprend tout autant à son compte l’interrogation suspensive de
Naomi la photographe qui est aussi l’Israélienne. C’est en Israël en
effet que celle-ci avait commencé à archiver, à Yad Vashem, les objets
provenant des camps et à les photographier selon un principe bressonien
de séparation. Elle voulait en effet les arracher à leur univers de nuit
et de brouillard en même temps qu’à leur statut de reliques sacrées.
Aussi avait-elle imaginé de les photographier d’une manière neutre sur
un fond blanc, comme pour des photos d’identité judiciaire. La vidéo
nous la présente devant les séries ainsi obtenues : lunettes
cassées ou blaireaux. Mais elle nous dit aussitôt son trouble à filmer
ainsi les objets qui touchent au corps. Elle nous le dit par ses paroles
mais aussi avec ses mains qui miment bizarrement le contact du blaireau
avec une peau barbue. Mais à ce rapprochement succède le souci de
rendre aux objets leur distance et leur énigme. Ils sont comme ces
coquillages au milieu desquels on marche sur le sable. Ils ne donnent
pas de réponse. Comme pour le monument invisible, la réponse est en
nous. Il faut inventer une manière d’être avec eux qui est aussi une
manière de les mettre entre nous, de constituer une communauté
d’intervalles. Parler des objets de Buchenwald engage le même art que
pour parler du passage du Chili ou de Turquie dans les faubourgs de
Stockholm, de Ceylan ou de Mauritanie dans ceux de Paris. Il s’agit
toujours de savoir comment on se comporte avec les objets, comment on se
comporte avec les images et les voix, comment on traite le fait d’être
entre. Naomi nous explique comment le rapport avec ces objets a
développé en elle le sens de la tolérance. Il ne faut pas entendre cela
simplement comme le bienfait moral apporté par un travail artistique.
Précisément l’un et l’autre ne se séparent pas. Certains souhaitent que
l’art inscrive sous une forme indélébile la mémoire des horreurs du
siècle. D’autres veulent qu’il aide les hommes d’aujourd’hui à se
comprendre dans la diversité de leurs cultures. D’autres encore nous
expliquent que l’art aujourd’hui produit – ou doit produire – non plus
des œuvres pour des amateurs mais des nouvelles formes de relations
sociales pour tous. Mais l’art ne travaille pas
pour rendre les contemporains responsables à l’égard du passé ou
pour construire
des rapports meilleurs entre les différentes communautés. Il est un
exercice de cette responsabilité ou de cette construction. Il l’est dans
la mesure où il prend dans son égalité propre les diverses sortes
d’arts qui produisent des objets et des images, de la résistance et de
la mémoire. Il ne se dissout pas en relations sociales. Il construit des
formes effectives de communauté : des communautés entre objets et
images, entre images et voix, entre visages et paroles qui tissent des
rapports entre des passés et un présent, entre des espaces lointains et
un lieu d’exposition. Ces communautés n’assemblent qu’au prix de
séparer, ne rapprochent qu’au prix de créer de la distance. Mais
séparer, créer de la distance, c’est aussi mettre les mots, les images
et les choses dans une communauté plus large des actes de pensée et de
création, de parole et d’écoute qui s’appellent et se répondent. Ce
n’est pas développer des bons sentiments chez les spectateurs, c’est les
convier à entrer dans le processus continué de création de ces
communautés sensibles. Ce n’est pas proclamer que tous sont artistes.
C’est dire que toujours l’art vit de l’art qu’il transforme et de celui
qu’il suscite à son tour.
« Séparés, on est ensemble. » La formule est de Mallarmé, dans
le poème en prose intitulé « Le nénuphar blanc ». On la croit
parfois propre à un art enfermé dans la solitude glaciale de l’œuvre
traitant des sensations raffinées des esthètes à l’usage des mêmes
esthètes. Les installations d’Esther Shalev-Gerz montrent au contraire
qu’elle trouve sa pleine application dans le cas d’un art qui s’attache à
faire vivre aujourd’hui la mémoire des histoires et des tragédies
collectives. La solitude de l’œuvre est toujours la construction d’une
communauté sensible qui se prolonge au-delà d’elle-même en créant des
formes plus larges de communauté. Mais la réciproque est tout autant
vraie. Ensemble, on est séparés. Il n’y a pas d’œuvre d’art vivante ou
totale qui s’identifierait à la grande communauté unie par un même
souffle ou une même vision. Les seules communautés qui valent sont les
communautés partielles et toujours aléatoires qui se construisent dans
l’attention qu’une oreille prête à une voix, qu’un regard porte sur une
image, une pensée sur un objet, dans le croisement des paroles et des
écoutes attentives aux histoires des uns et des autres, dans la
multiplication des petites inventions, toujours menacées de se perdre
dans la banalité des objets ou des images si des inventions nouvelles ne
réveillent pas le potentiel qui est en elles. Ce n’est pas affaire de
bons sentiments. C’est affaire d’art, c’est-à-dire de travail et de
recherche pour donner une forme singulière à la capacité de faire et de
dire qui appartient à tous.